Le milieu du quatorzième siècle connut des malheurs de toutes sortes : la peste de 1347, la Guerre de Cent Ans, « les Grandes Compagnies » qui organisaient le brigandage, pillaient les récoltes déjà insuffisantes, rançonnaient seigneurs et paysans et bloquaient le commerce.
Le Roi Jean le Bon, contraint de poursuivre la guerre contre les Anglais auxquels s’étaient joints certains de ses vassaux, ne parvenait pas à maîtriser la crise financière, ce qui mécontentait les bourgeois des villes, nouveaux venus dans la hiérarchie sociale, et les seigneurs touchés par les taxes.
La colère grandissait. Les petites gens et les paysans ne supportaient plus de payer aux seigneurs, non seulement les redevances habituelles, mais aussi les taxes supplémentaires qui s’ajoutaient à celles que réclamait le Roi. Les villes s’étaient développées. Leurs habitants, les bourgeois (habitants du bourg) avaient acquis certains des privilèges et des droits concédés aux villes. Peu à peu, les plus entreprenants prirent une part importante dans la direction et la gestion de la cité. Enrichis par le commerce ils auraient bien voulu partager le pouvoir des nobles de plus en plus désargentés mais qui évoluaient toujours dans la sphère royale. Tout comme les paysans et les petites gens les bourgeois n’aimaient pas la noblesse hautaine et méprisante qui ne remplissait plus son devoir de protection en échange des redevances imposées. En cas de danger on ne se réfugiait plus dans le château du seigneur mais derrière les murs des villes.
A Poitiers, en 1356, les nobles avaient abandonné le champ de bataille alors que le Roi Jean le Bon continuait à combattre vaillamment et était fait prisonnier par les Anglais. Son fils, âgé de 18 ans, le futur Charles V, fut nommé Régent. N’ayant plus d’argent le Dauphin convoqua les États Généraux en 1357 pour être autorisé à lever de nouveaux impôts. Le Prévôt des Marchands de Paris, Étienne Marcel, personnage riche et influent en profita pour exiger de Charles l’Ordonnance du 22 février 1357 instaurant une monarchie contrôlée par les Etats Généraux. Il était soutenu par son parent Robert Le Coq évêque de Laon, par Charles de Navarre, que les Jacques surnommeront « Charles le Mauvais » et qui revendiquait la couronne et par les bourgeois de Paris qui rêvaient de reprendre à la noblesse une partie de son pouvoir. Ils le poussaient à soulever les parisiens pour obliger le Dauphin à appliquer ce qu’ils demandaient.
Etienne Marcel à la tête d’une foule d’émeutiers envahit le Palais de la Cité, résidence du Dauphin où il avait ses entrées et se retrouva dans les appartements de Charles. Deux des gardes furent assassinés par la foule excitée dont Robert de Clermont, oncle des Clermont de Saint-Leu. Étienne Marcel retira alors la toque du Dauphin et posa à la place son chaperon rouge et bleu symbole des marchands de Paris. Ce geste symbolique d’humiliation du Régent frappa la foule qui se calma, et le Dauphin en profita pour s’enfuir et se réfugier à Compiègne, ville restée fidèle.
Etienne Marcel devenu maitre de Paris continua à entretenir l’émeute, devint membre du Conseil de Tutelle qui remplaçait le Conseil du roi Jean le Bon et entreprit de gagner à sa cause les villes de province.
A Compiègne, le Régent Charles prit sur lui de réunir le Parlement du Vermandois (la Picardie actuelle). Le 14 mai 1358 il fut décidé d’organiser le blocus de Paris afin d’affamer les parisiens et surtout de ruiner leur commerce, ce qui était censé mettre fin aux troubles. Dans ce but les convois de vivres qui convergeaient vers la Capitale devaient être interceptés et les marchandises confisquées. Dans cet Édit de Compiègne il était aussi rappelé que les paysans devaient réparer les châteaux et les fortifications rendus inutilisables par les guerres ; il leur incombait donc de reconstruire les forteresses délabrées le long des rivières conduisant à Paris (l’Oise, la Marne, la Seine), afin d’y loger des garnisons en prévision du siège de la capitale. Les carriers de leur côté devaient fournir gratuitement les pierres nécessaires à ces travaux. Des seigneurs, à la solde du Régent, furent placés aux points stratégiques pour arrêter les « hors la loi ».
Dans cette atmosphère de mécontentement, de révolte et de tension tout était réuni pour rendre le moindre incident explosif.
Des paysans de la région de Montdidier avaient organisé un convoi de blé destiné aux parisiens. Rejetés au pont de Compiègne, où se trouvait le Régent, ils se présentèrent le 28 mai 1358 au Pont de Saint-Leu où neuf seigneurs et leurs hommes gardaient le passage et avaient, sur ordre du Régent, le devoir d’empêcher tout convoi de franchir la rivière. Parmi eux se trouvaient les deux Comtes de Clermont qui étaient sur leurs terres, Raoul, qui fut tué, et son frère Jean qui réussit à s’échapper. Leurs ancêtres avaient construit le monastère et l’église, donné aux moines l’autorisation de construire le pont et rétabli leurs finances. Ils y possédaient aussi une maison fortifiée (le château de la Guesdière). En outre, leur oncle, le Maréchal de Clermont, avait été tué à Paris sur ordre d’Étienne Marcel ; ils étaient donc des ennemis pour les convoyeurs, partisans des parisiens. Il faut aussi souligner que, pour le Dauphin, Saint Leu était l’un des rares point de passage possible de l’Oise sur la route de Paris, mais aussi un centre d’extraction et d’exportation de la pierre qui représentait une source financière intéressante en cette période où villes et châteaux se reconstruisaient ou se fortifiaient. On comprend pourquoi le pont de St Leu était si bien gardé.
Quand les convoyeurs se présentèrent il s’ensuivit certainement de violentes discussions. Les lupoviciens étaient indignés par le fait que le Régent dans son Édit de Compiègne n’avait pas tenu compte des privilèges octroyés par la Charte du 11 février 1174 qui les dispensait très précisément de ces corvées : réparer les châteaux et leurs fortifications, fournir les pierres que les carriers devaient extraire gratuitement. Ils trouvèrent là l’occasion de manifester leur colère et leur indignation contre le Régent en apportant leur soutien aux convoyeurs.
L’altercation se transforma probablement très vite en violences. Les seigneurs se faisaient un devoir d’obéir aux ordres du Régent, les révoltés réclamaient leurs droits. Quatre chevaliers et cinq écuyers, hommes du Régent, furent tués. Etant donné l’insécurité qui régnait dans le Royaume à cette époque, Jean le Bon avait promulgué une Ordonnance selon laquelle les paysans devaient faire sonner les cloches en cas d’événement grave. Le tocsin ameuta certainement la population des environs ce qui explique que l’affaire prit des proportions et l’aspect d’une révolte.
Il est vraisemblable que le calme revenu les manifestants ont pris le chemin du retour, tout excités d’avoir osé tuer des seigneurs, mais aussi inquiets des suites pour avoir avoir tué leur propre seigneur qui obéissait aux ordres du Régent. Dans les textes, nous les retrouvons organisés et dotés d’un chef, Guillaume Cale de Mello, présenté par tous comme intelligent et cherchant à limiter les atrocités. Ils gagnèrent Compiègne dans le but d’exposer leurs doléances au Régent afin qu’il revienne sur ses décisions et qu’i rétablisse leurs droits. Cale de Mello envoya comme émissaire un riche propriétaire Jehan Rose de La Praelle (près d’Angicourt) mais ce dernier fut emprisonné et sa tête tranchée à la demande de nobles.
Une nouvelle fois le mouvement changea de caractère. Il devint insurrectionnel et les dévastations commencèrent. Aux paysans, vignerons, carriers de Saint-Leu et des environs qui défendaient leurs droits vont venir s’ajouter des artisans, des marchands, des prêtres, des clercs, des officiers royaux de rang modeste, de petits fonctionnaires, des sergents, des gens qui ont fait fortune et ont des relations … On trouve même le frère du Président du Parlement. Les origines sont très diverses mais les révoltés soutenus et encouragés par les Bourgeois et les partisans d’Étienne Marcel ont un point commun : affaiblir la noblesse origine de tous leurs maux et même pour certains convoiter le pouvoir.
M. Raymond Cazelles (1) démontre comment les bourgeois de Paris et ceux de quelques villes du bassin parisien dont des représentants avaient des liens familiaux ou amicaux avec les responsables de la révolte parisienne, vont alors profiter du désordre en collaborant avec les Jacques, en les poussant à commettre des atrocités et des meurtres, à détruire des châteaux, symboles de la noblesse et de sa puissance et en leur faisant exécuter les basses besognes. Leur but est d’atteindre le Régent et surtout de s’emparer du pouvoir et de contrecarrer la noblesse déficiente. La Jacquerie sous cet aspect apparaît alors comme une révolte anti-nobles, manipulée par les Bourgeois de Paris.
Après la défaite de Nointel et la mort de Guillaume Calle, vers le 12 juin, la situation se retourna, la noblesse reprit le dessus. Elle finit par l’emporter et se vengea sans discernement. Ce sera « la Grande Jacquerie » qui sera encore plus cruelle et s’étendra, non plus autour de certaines villes, mais dans toute le bassin parisien.
La lecture des récits permet de penser que, pendant ces évènements, Saint-Leu, où eut lieu l’étincelle qui engendra, après coup, le mouvement de la Jacquerie, ne connut pas les horreurs qui survinrent dans la région. Il est vrai que l’un de ses seigneurs avait été tué dès le 28 mai.
On constate aussi que pendant ces quelques jours les moines ne bougèrent pas et personne ne vint les inquiéter. Pourtant, ce sont eux qui vont tirer un bénéfice du mouvement ! Fin 1358 les Anglais, qui étaient à Creil, pillèrent St Leu et l’abbaye. Les moines acceptèrent leurs conditions afin que leur église ne soit pas incendiée. Ceci leur valut d’être accusés de collaboration avec l’ennemi, ce qui leur attira de gros ennuis comme à tous ceux qui avaient agi de la sorte. Le calme revenu, le Régent avait accordé des « lettres de rémission » à ceux qui avaient commis des atrocités au cours de la Jacquerie. Il décida d’accorder aussi son pardon à ceux qui avaient été accusés de collaboration. C’est ainsi qu’en juin 1359 « la faute des moines de St-Leu » fut pardonnée.
Les Anglais incendieront l’église en 1436 !…
Bibliographie :
- Siméon Luce – Histoire de la Jacquerie
- Jean Favier – Dictionnaire du Moyen-Age
- (1) Raymond Cazelles- Compte-rendu des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres
- Syndicat des Instituteurs de l’Oise – La Jacquerie
- Emile Lambert – La Jacquerie – Documents & Recherches
- Pierre Durvin – Le Millénaire d’un sanctuaire – Saint-Leu d’Esserent
- Pierre Rigault et Patrick Toussaint – La Jacquerie – Entre mémoire et oubli
- Emmanuel Le Roy Ladurie – Conférence